Le diable rouge - Nouvelle
Ubuqili, armé de sa sagaie, suivait la même piste depuis le matin. À présent haut dans le ciel, le soleil chauffait la savane. Une chaleur éprouvante se dégageait du sol desséché, mais le chasseur n'en avait cure. Ngulube, le phacochère, ne pourrait pas maintenir son allure bien longtemps. Ubuqili le savait et sa proie également. Incapable de réguler sa température interne, il allait bientôt devoir rendre les armes. Ubu se réjouissait déjà et songeait avec gourmandise à son retour au village. Son esprit divaguait, anticipant la fête. Il se reprit, son gibier pouvait encore lui échapper. Ngulube courait toujours et la chasse ne se terminerait que lorsque l'animal le déciderait.
L’esprit de son père décédé l’accompagnait. Sa présence ne l'étonnait pas. Elle était conforme à la coutume. Il sentait qu'il était là. Ses pensées se mêlant aux siennes. Ubuqili s'adressait à lui à voix haute.
– Baba ! Je n'ai pas besoin de toi ! Tu peux rejoindre nos ancêtres. Je suis un homme à présent. Je n'ai pas besoin de toi !
– Indodana, écoute mon récit. J'ai combattu les clans, par devoir envers notre roi. Ce fut mon honneur et mon devoir dans cette vie. Bientôt tu auras l’âge de combattre à tout tour.
– Tu étais un grand guerrier et j’ai l’honneur d’être de ton sang. Mon temps est arrivé. Va-t'en Baba ! Je te libère, va en paix.
– Je ne te quitterai pas avant de t'avoir vu agir en homme !
Ubuqili s’étonna de cette marque d’intérêt. Élevé par le village, il n’avait pas souvent vu ce père, qui maintenant qu’il était mort au combat, s’inquiétait de lui !
Toutes leurs conversations se terminaient de la même façon. Ubuqili rejetait l'esprit de son père et celui-ci demeurait à ses côtés avec détermination.
Il reprit sa course, sentant, à ses côtés, sans les voir, les longues enjambées du guerrier zoulou.
Au delà d'un ru asséché, les traces de l'animal se brouillaient. Ubu se concentra et se mit à les lire. Un léopard avait marqué le sol de ses empreintes. A peine esquissées sur la terre dure, elle se révélaient sous le regard attentif du chasseur. Le cochon, qui gardait un peu d'avance, avait pressé l'allure devant la menace. Il ne tiendrait plus longtemps.
Les nouvelles n'étaient pas bonnes. Si Ingwe, le léopard, avait décidé de lui ravir sa proie, qu'y pouvait-il ? Une bouffée de colère s'empara de lui. Ubuqili raffermit sa prise sur la sagaie et pressa le pas. Quelques arbres émergeaient des hautes herbes.
L’esprit de son père résonna dans sa tête.
– Cesse de courir après Ngulube, fils ! Ta jeunesse t’égare. Vas plutôt près du lac surprendre quelques oiseaux !
Les remontrances de son père commençaient à l’agacer. Voilà qu’il lui conseillait de chasser le petit gibier ! Bien sûr, il suivait seul la piste d’un phacochère bien trop lourd pour un seul homme. Mais cette traque demandait bien davantage de talent. Il le découperait , voilà tout ! Il ne pourrait emporter qu'une cuisse, peut-être deux ? Oui, il rapporterait les deux morceaux au village, dusse-t-il combattre Ingwe ! Il verrait, Baba, le grand chasseur qu’Ubuqili était devenu !
En s'approchant prudemment, il découvrit le léopard allongé derrière un taillis. Des tremblements parcouraient son corps. Ingwe ne se relèverait pas. Les pensées de son père lui parvinrent.
– Un chasseur qui n'achève pas sa proie n'est pas un chasseur, c'est un démon ! "Idimoni" fut le mot qu'il choisit.
Ubuqili s'agenouilla près du fauve. Il ne comprenait pas la nature de ses blessures. Voyant, sa souffrance, il lui parla doucement dans la langue des bêtes et l'acheva d'un coup de sagaie au cœur. Puis reprenant son examen, il plongea les doigts dans l'une des blessures. Il en ressortit une pointe de la longueur du petit doigt. La chair autour exhalait une odeur de viande brûlée.
– Quelle arme peut lancer de pareils projectiles ?
Cette phrase, destinée à lui même, trouva écho dans l'esprit de son père.
– Il s'agit d'une arme de l'iNgisi, un peuple inconnu de nos ancêtres. Ils portent des tissus rouges et leur peau est pâle comme la Lune.
Ubu resta coi de surprise.
– Ils tuent de loin, avec des bâtons sculptés qui crachent la mort avec un bruit de tonnerre. Ils ont de puissant sorciers mais leurs guerriers sont des lâches.
Ubu savait que son père avait pour habitude de faire de ses adversaires des ennemis tout puissants afin d'accroître son prestige de les avoir vaincus. Aussi ne s'étonna-t-il pas.
En s’avançant vers les arbres il découvrit les cadavres d’autres guerriers noirs et blancs mêlés dans la mort. Il s’étonna de la pâleur du visage de ces nouveaux ennemis contrastant avec le rouge de leurs habits. Le corps d’un animal, semblable à un zèbre gigantesque, complétait ce tableau macabre. Ubiqili calma son esprit qui vacilla un moment devant tant de mystères.
Un bruit tout proche capta son attention.
– J'entends battre le cœur de l'iNgisi, père !
Soudain, un homme sauvage, au visage plus pâle que la terre, animé de rage et de dégoût, bondit sur Ubu.
– Bats-toi, mon fils. L’heure de l’initiation est venue !
Baba apparut soudain. Un guerrier zoulou en armes faisait face au soldat étranger. La lance levée, prête à être projetée. Une plaie béante, ouvrait son ventre qui dégorgeait ses entrailles, comme un poisson supplicié. L’irréalité de cette vision terrorisa si bien l’anglais, qu’il vida son arme sur l’apparition, comme halluciné.
Le sortilège se dissipa. Le guerrier n’était plus là, son corps ne reposait pas sur le sol. Le soldat encore fièvreux, tentait de reprendre ses esprits et à peine sorti de son rêve, se retourna vers le jeune zoulou.
Ubu s'avança vaillamment, en pointant sa longue sagaie de chasse. Il prit un air déterminé en espérant qu’il inspira quelque terreur à l’ennemi.
Avec un regard méprisant, le diable rouge fit usage de sa petite arme si bruyante. Mais au lieu d'aboyer la mort, le curieux objet ne rendit qu'un maigre son métallique, celui du métal contre le métal. La pointe brûlante ne vint pas mordre Ubu.
D'un geste ample, le jeune zoulou fit tournoyer sa lance et de la hampe, vint frapper le crane de l'homme qui s'écroula.
– Baba ? Ton fils a vaincu le diable !
L’esprit de son père lui répondit, plus doucement, comme s’il eut été plus loin.
– Oui, mon fils, tu seras un grand guerrier ! Que vas-tu faire du diable rouge ?
– Je vais l'amener au Roi afin qu'il décide de son sort.
Son père ne lui répondit pas. Ubu sut qu’il était seul à présent.
– Adieu Baba. dit-il, une larme à l'œil.
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